Parmi les nombreux thèmes actuellement abordés par la recherche dans le domaine de l’économie sociale, l’un d’entre eux a fortement émergé au cours de la dernière décennie, à savoir l’approche de genre, conformément à l’intérêt général croissant pour la compréhension et la contribution à la situation actuelle de l’égalité entre les hommes et les femmes dans la société. Ceci a été mis en évidence dans une série de travaux qui ont été publiés et qui montrent une fois de plus la sensibilité particulière des chercheurs non seulement pour l’économie sociale, un intérêt qui en soi dénote déjà un caractère plus humaniste du chercheur, mais aussi pour les problèmes spécifiques du genre, en comblant les lacunes de la recherche qui, jusqu’à récemment, n’avait pratiquement pas été consacrée à ce sujet.
Un exemple de ce travail est le livre « Mujeres, Cooperativismo y Economía Social y Solidaria en Iberoamérica« , publié par OBIESCOOP, qui a eu un impact important sur la communauté des chercheurs, ce dont je me réjouis. Ce livre est le résultat du travail d’une équipe de recherche internationale de quatorze pays issus du réseau de spécialistes de l’Observatoire.
Au départ, la recherche a été abordée dans une perspective historique, avec l’intention de retrouver les contributions des femmes qui ont fait partie de la trajectoire du développement de l’ESS dans chaque pays. Cependant, cela n’a pas été possible. Nous avons constaté que dans tous les pays du groupe de travail, il n’y avait pas suffisamment d’informations pour réaliser l’étude à partir d’une approche historique. Comme nous l’indiquons dans l’introduction du livre : « si nous parcourons les documents où le rôle des différents protagonistes a été enregistré, ou la mémoire collective, il est frappant de constater que les femmes qui ont été des références dans leurs territoires et au niveau international n’ont pratiquement pas reçu d’attention ou de reconnaissance ». Ainsi, des noms qui ont apporté une contribution notable et diverse au mouvement coopératif et à son étude, comme Ana María O’Neill, de Porto Rico ; Diva Benavides Pinho, du Brésil ; Raquel Oses, de Colombie ; Alicia Kaplan de Drimer, d’Argentine ; Roxana Sánchez Boza, du Costa Rica, et Germania Luperón Liriano, de la République dominicaine, parmi tant d’autres, n’ont pas été reconnus à la hauteur de leurs contributions.
Pour toutes ces raisons, nous avons dû recentrer le travail et nous concentrer sur le temps présent, et en hommage, la couverture du livre est un patchwork des photos des femmes identifiées dans l’étude. La rareté de la documentation historique et actuelle, des sources d’information, des statistiques, des recherches et des publications sur les femmes dans les coopératives et l’ESS est frappante et inquiétante. Nous avons également identifié qu’il s’agit d’un problème répandu au niveau international et pas seulement en Amérique latine. Cette situation rend difficile la réalisation d’analyses et de réflexions permettant de progresser dans le développement des organisations de l’ESS avec une approche de genre.
Parmi les conclusions que nous tirons de l’étude, sont soulignées : 1) malgré le fait que les organisations de l’ESS représentent des espaces pour surmonter les différentes inégalités et la pauvreté qui caractérisent les territoires de l’étude, ces expériences ne sont pas toujours reconnues par les marchés et les politiques publiques ; 2) dans leur rôle de partenaires, de gestionnaires, de consommatrices et de travailleuses des entreprises, les femmes font face à des défis imposés par la vie quotidienne d’un environnement patriarcal qui finit par reproduire et normaliser les différents écarts entre les sexes ; 3) Le militantisme et l’action en faveur d’un équilibre entre vie privée et vie professionnelle sont essentiels ; 4) Enfin, l’éducation et la formation sont nécessaires pour relever ces défis et générer des transformations.
D’autre part, j’aimerais souligner le rapport de l’OCDE de cette année « Beyond pink-collar jobs for women and the social economy« . Ce rapport analyse l’emploi des femmes dans l’ESS, explore les défis de l’égalité des sexes dans l’ESS et propose des recommandations politiques pour reconnaître le travail et le leadership des femmes dans l’ESS. Le document reconnaît également que l’ESS offre des enseignements précieux en matière de réduction des disparités salariales et de leadership entre les hommes et les femmes, qui peuvent devenir un axe majeur de la politique publique. En effet, les principes fondamentaux de l’ESS, tels que la solidarité, la priorité donnée aux personnes plutôt qu’au capital et la promotion d’une gouvernance démocratique et participative, peuvent jouer un rôle important dans la lutte contre la discrimination et la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes.
Cependant, il est important de noter que, si les principes et les valeurs de l’ESS promeuvent l’égalité et l’équité, les inégalités de genre sont également évidentes au sein des organisations qui la composent. Nous observons une faible participation active des femmes dans certains secteurs économiques et une féminisation d’autres secteurs, ainsi qu’une représentation limitée dans les rôles décisionnels et de leadership. Il existe également un certain nombre d’obstacles à l’autonomisation des femmes et des lacunes persistantes en termes d’égalité des sexes. Parmi ces obstacles, on peut citer la façon dont les normes culturelles, les rôles et les attentes sociales, les facteurs économiques et les environnements politiques continuent d’avoir un impact négatif sur la participation des femmes à l’ESS dans divers pays du monde.
Enfin, nous pensons qu’un autre aspect important est l’incorporation d’une perspective économique féministe dans le développement de l’ESS comme une manière de se compléter et de se renforcer mutuellement. Les organisations de l’ESS peuvent être une référence dans la mise en œuvre de mesures qui éliminent les structures patriarcales qui limitent l’égalité des sexes et parient sur des modèles de gestion inclusifs dans la recherche de pratiques transformatrices et transversales au-delà du système sexe-genre.
À partir de cette première expérience de recherche centrée sur l’Amérique latine et grâce à la collaboration entre OIBESCOOP et le CIRIEC International, nous avons créé un groupe de travail international coordonné par Juan Fernando Álvarez, Marie Bouchard et moi-même. L’objectif est d’approfondir ce domaine de recherche et d’encourager l’intégration de nouvelles personnes issues de différentes approches et disciplines. En Espagne, un groupe de travail a également été créé par le CIRIEC-Espagne, que je coordonne avec Saioa Arando et Eunate Elio. Les deux groupes considèrent qu’il est nécessaire d’avancer dans la recherche pour générer des réflexions, des propositions, des pratiques et des politiques qui abordent les inégalités de genre dans l’ESS et promeuvent l’inclusion et l’autonomisation des femmes. Parmi les questions que nous avons identifiées, citons 1) la collecte et l’analyse de données sur la participation des femmes, à partir d’une vision globale de l’ESS et dans les réalités particulières (types d’organisations, contextes économiques et géographiques, secteurs) ; 2) l’identification des enjeux et des leviers qui favorisent ou ralentissent la ségrégation verticale et horizontale et l’écart salarial ; 3) études qualitatives permettant de mieux comprendre la relation bidirectionnelle entre l’ESS et le collectif des femmes ; 4) identifier les progrès réalisés à partir des différentes expériences des entités de l’ESS ; 5) examen des fondements conceptuels de l’ESS dans une perspective sexospécifique et féministe afin d’identifier les éventuels préjugés, stéréotypes ou structures de pouvoir qui entretiennent les inégalités entre les hommes et les femmes dans le domaine de l’ESS.