Par Alexandrine Lapoutte.
Bannies un temps pour avoir conduit au pire, puis englouties par le libéralisme galopant, les utopies semblent revenir dans nos consciences et nos imaginaires. Très récemment, la Covid a suscité une certaine effervescence utopique autour de la durabilité et de la transition écologique, et a mis la question du « monde d’après » sur la scène publique et politique (Allen, 2022 ; Claeys, 2022).
L’utopie reste au cœur de l’économie sociale et solidaire (ESS), bien qu’elle ait été confrontée au phénomène d’isomorphisme. Les travaux de Desroche (1976) ont apporté une contribution considérable à ce sujet, en étudiant les différentes utopies à l’origine des entreprises coopératives et en formalisant l’évolution des utopies écrites vers les utopies pratiquées.
Quelles formes prend aujourd’hui l’utopie de l’ESS ? Au sein d’un groupe de travail du CIRIEC International, nous avons voulu étudier cette question en nous concentrant sur les récits imaginaires de toutes sortes : livres de fiction ou de science-fiction, musique, futurs souhaitables, etc.
Comme référence théorique, nous partageons une référence commune aux travaux de Castoriadis (1975) sur le concept d’imaginaire social, c’est-à-dire les représentations imaginaires partagées. L’imaginaire social comprend une dualité, qui a une double fonction sociale : à la fois permettre à chacun d’ordonner ses pratiques au sein d’un monde social légitimé par un socle de croyances, de mythes et d’idéologies partagées, mais aussi permettre à chacun de contribuer à la création d’une nouvelle société par le biais de rêves, de fantasmes, d’utopies. Castoriadis distingue une fonction instituante, créatrice, et une fonction instituée, régulatrice des comportements, toutes deux en tension. Nous nous intéressons ici principalement à l’imaginaire social instituant porté par l’ESS.
Après plusieurs séminaires collectifs, nous avons rassemblé dix contributions qui, dans une approche multidisciplinaire (sciences de la communication, économie, sociologie, études psychosociales, sciences de la gestion et des organisations, sciences politiques et philosophie), soulignent le caractère décisif de l’imaginaire de l’ESS. Nos conclusions et nos idées mettent en évidence quatre modèles : les histoires et la mobilisation au sein des organisations, l’utopie comme catalyseur des transitions locales, l’imagination de la solidarité à travers les œuvres culturelles et enfin la déconstruction des mythes économiques.
Nous pensons que ces contributions ouvrent un nouveau champ de recherche en explorant les liens entre l’ESS et l’imaginaire. Elles ne prétendent pas être exhaustives et peuvent nécessiter des développements ultérieurs. Sur le plan sociétal, ce travail peut contribuer à redécouvrir la voie des récits imaginaires collectifs et solidaires pour façonner, avec la société civile, la voie d’une société plus juste et plus inclusive.
Toutes ces contributions sont ainsi rassemblées dans le livre » Imagine, Studying the Relationship between Social and Solidarity Economy (SSE) and Imaginary in the Era of Capitalocene » de la série CIRIEC STUDIES SERIES.
Références
Allen, L.J. Sustainable Utopias (2022), The Art and Politics of Hope in Germany. Harvard University Press.
Castoriadis, C. (1975), L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.
Claeys, G. (2022), Utopianism for a Dying Planet: Life After Consumerism, Princeton University Press.
Desroche, H. (1976), Le projet coopératif. Son utopie et sa pratique, ses appareils et ses réseaux, ses espérances et ses déconvenues, Paris, Les éditions ouvrières.