Par Ilcheong Yi,
Coordinateur principal de la recherche, programme « Alternative Economies for Transformation ».
Institut de recherche des Nations unies pour le développement social (UNRISD)
En 2012, Peter Utting, alors directeur adjoint de l’UNRISD, s’est rendu à Rio de Janeiro pour assister à la session sur l’économie verte à Rio +20 afin de faire un discours sur les dimensions sociales de l’économie verte qui était un résultat du projet de recherche de l’UNRISD sur les Dimensions Sociales de l’Economie Verte et du Développement Durable (2011-2012). Il a alors rencontré un modèle d’économie politique très proche de ce qu’il avait défendu : s’éloigner du « business as usual », la solidarité, la démocratie au sein et au-delà des organisations, le mouvement social, etc. A son retour de Rio, il m’a dit : « C’était phénoménal ! ». Il avait l’air de crier « Eureka ».
Moi qui suis un étatiste convaincu et qui étudie les politiques au niveau macro, j’avais quelques doutes quant au potentiel de transformation d’un petit groupe de personnes dispersées dans diverses chaînes de valeur structurées par le système de marché. Je croyais fermement que c’était à l’État de transformer la société et l’économie en s’attaquant aux causes profondes de la pauvreté et de l’inégalité dans de multiples dimensions, y compris environnementales, et je ne pensais que l’économie sociale et solidaire (ESS) pouvait réellement « dépasser son statut marginal dans de nombreux pays et régions » (Utting 2015), ou dépasser le niveau du micro-projet ou de la communauté, et se multiplier et s’étendre à l’échelle locale, nationale, régionale et mondiale.
Après l’Eureka de Peter en 2012, nous avons eu une longue discussion sur les rôles de l’État et de l’ESS dans la transformation de la société et de l’économie, ainsi que sur leurs limites et leurs potentiels. J’ai posé des questions et Peter y a répondu. Entre-temps, Peter a commencé à réfléchir à une conférence sur l’ESS au niveau des Nations unies, qui pourrait éclairer les gens comme moi qui ignorent tout de l’ESS. Avec un soutien financier très limité de l’UNRISD, lui et ses deux brillantes stagiaires (Nadine van Dijk et Marie-Adélaïde Matheï) ont examiné les territoires inexplorés de l’ESS au sein du système des Nations unies et ont créé un espace en 2013, à savoir une conférence de l’UNRISD organisée conjointement avec l’OIT : « Potentiel et limites de l’économie sociale et solidaire ». Il s’agissait de la toute première conférence au niveau de l’ONU sur l’ESS. 50 intervenants ont présenté des documents et des événements parallèles et un public nombreux et varié d’environ 300 participants a assisté à la conférence (UNRISD 2013). Son étude s’est poursuivie et l’UNRISD a cofondé et initialement présidé le Groupe de travail inter-agences des Nations Unies sur l’Économie sociale et solidaire (UNTFSSE) qui a été créée en 2013.
Bien que j’aie beaucoup appris sur l’ESS grâce aux discussions avec Peter, mes recherches portaient encore sur les questions politiques au niveau macro, en particulier les politiques nationales. Et l’ESS, en particulier son rôle dans la transformation de la société et de l’économie, me semblait être une utopie. Mon moment Eurêka m’est venu lorsque j’ai rencontré tous ces praticiens sur le terrain lors de la 8e édition de l’Académie sociale et solidaire à Séoul en 2017. J’étais invité à donner une conférence sur les Objectifs de Développement Durable (ODD) à l’Académie de l’ESS de l’OIT, mais j’ai pu voir le véritable pouvoir et le potentiel de l’ESS dans les passions et les engagements des praticiens de l’ESS en faveur de la transformation. Ces passions et ces engagements reliaient des points dispersés aux niveaux macro et micro et montraient une image globale de la transformation de la société et de l’économie. Ce fut plutôt un moment de conversion à l’ESS et je suis devenu un défenseur de l’ESS.
Depuis ma conversion à l’ESS, mes recherches se sont déplacées des politiques macroéconomiques vers les liens entre les politiques macroéconomiques et les dynamiques microéconomiques, en particulier celles de l’ESS. J’ai assumé le rôle de chef du programme ESS (devenu Alternative Economies for Transformation en 2022) et j’ai mis en œuvre divers projets de recherche alignés sur mon nouvel axe de recherche. L’UNRISD a lancé le projet Localizing the SDGs through Social and Solidarity Economy (2017-2018) pour améliorer la compréhension de l’ESS en tant que moyen de mise en œuvre des ODD par le biais d’études de cas sur les villes. Une étude de cas approfondie sur Séoul, en République de Corée, a examiné comment l’économie sociale locale avait contribué à la réalisation des ODD de la ville. La recherche collaborative a également été conçue ainsi.
En 2018, l’UNRISD a assumé le rôle d’agence de mise en œuvre du Knowledge Hub de l’ESS pour les ODD de l’UNTFSSE, une initiative qui rassemble l’ensemble des connaissances sur l’ESS en tant que moyen de mise en œuvre des ODD, et a lancé les archives en ligne du Knowledge Hub et développé des projets de recherche sur l’ESS et les ODD.
En 2019, l’UNRISD, en tant qu’agence de mise en œuvre du Knowledge Hub de l’UNTFSSE, a organisé la 1ère Conférence mondiale de l’UNTFSSE sur Implementing the Sustainable Development Goals: What Role for Social and Solidarity Economy?
Dans le cadre de l’initiative de recherche du Knowledge Hub de l’UNTFSSE sur l’ESS pour les ODD, l’UNRISD a lancé le projet Opportunities and Challenges of Statistics on Social and Solidarity Economy project (2019-2021). L’objectif était de fournir une vue d’ensemble et une analyse des statistiques actuelles sur l’ESS et de formuler des recommandations pour leur amélioration, compte tenu du manque d’informations statistiques pour concevoir des politiques éclairées par des données probantes pour soutenir le développement de l’ESS.
En 2019, l’UNRISD a également lancé le projet Promoting SSE through Public Polices : Guidelines for Local Government project (2019-2021) afin de proposer un ensemble de lignes directrices que les décideurs politiques pourraient utiliser dans leurs villes pour concevoir, mettre en œuvre et évaluer les politiques publiques et les cadres institutionnels qui soutiennent les organisations et les entreprises de l’ESS. Le projet s’est achevé début 2021 avec la publication des Guidelines on Policies for Social and Solidarity Economy, qui s’appuie sur sept études de cas approfondies dans des pays du Nord et du Sud. Son impact a été attesté dans diverses politiques publiques de gouvernements nationaux ou locaux qui se sont inspirés de la recherche de l’UNRISD pour promouvoir l’ESS – en particulier la loi-cadre de l’ESS du Sénégal et son décret d’application.
En 2021, l’UNRISD, en tant qu’agence d’exécution du Knowledge Hub de l’UNTFSSE, a également lancé le projet de l’Encyclopédie de l’ESS afin de fournir aux décideurs politiques et aux universitaires un outil de référence sur un large éventail de sujets associés à l’ESS. 70 universitaires du monde entier ont participé à ce projet en tant qu’éditeurs et auteurs.
En avril 2022, la version en libre accès de l’Encyclopédie de l’ESS contenant 57 entrées sur divers aspects de l’ESS a été publiée. Ces entrées ont alimenté les discussions sur le travail décent et l’ESS lors de la 110e Conférence internationale du travail (CIT) de l’OIT en juin 2022. Les débats et les négociations de la CIT ont permis de progresser vers un consensus mondial sur une définition de l’ESS et des orientations politiques visant à accroître son impact dans le monde. L’UNRISD a publié un rapport en janvier 2023 sur les discussions et cette percée historique à la CIT.
Le point culminant de tous ces travaux a eu lieu le 18 avril, lorsque l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution sur la promotion de l’économie sociale et solidaire (ESS) pour le développement durable, qui marque la reconnaissance officielle de l’ESS et reconnaît le travail de l’UNTFSSE et les contributions de l’UNRISD.
La Résolution marque le début d’une nouvelle phase de l’ESS et des recherches de l’UNRISD sur l’ESS. Et cela implique certainement à la fois des défis et des opportunités. Comme c’est souvent le cas avec les résolutions de l’ONU sur les concepts et les pratiques, il y aura de nombreuses interprétations différentes impliquant la cooptation ou l’isomorphisme. Il pourrait même y avoir des querelles de territoire, ce qui serait la négation même de l’esprit de solidarité de l’ESS. La 9e Conférence internationale de recherche sur l’économie sociale du CIRIEC, la première conférence internationale après la résolution de l’ONU sur l’ESS, se tiendra à Séoul du 4 au 6 juillet 2023. J’espère que les défis et les opportunités de la résolution de l’ONU, et ce que la communauté de l’ESS et ses acteurs devraient faire pour capitaliser pleinement sur la résolution de l’ONU seront discutés lors de la conférence.